14h59m56s. Casque sur la tête, le soleil fait des ondulations sur la ligne droite. La chaleur du mois de juin s’abat comme une chappe de plomb sur les épaules. Un dernier coup d’oeil est jeté vers le bolide bleu garé en épi en face à quelques dizaines de mètres.
14h59m57. La clameur de la foule dans le dos fait des vibrations dans le sol, pourtant tout parait silencieux.
14h59m58. Les yeux ne quittent plus le starter, comme un felin fixant sa proie
14h59m59. Le coeur bat comme si il voulait sortir de la cage thoracique.
15h00. Le drapeau s’abaisse, la respiration s’arrête, les yeux se fixent sur le point bleu, la plus grande course automobile du monde commence par un sprint.
D’un mouvement la position est trouvée dans le baquet et la portière est claquée, pas le temps de s’attacher, les plus rapides sont déjà partis alors que le moteur est démarré et la première engagée mais la course est longue. C’est parti pour 24h.
Partie 1: la génèse
Fini les victoires de classes ou à l’indice. Les moteurs de 1000 ou 1500cc ne permettaient pas de lutter contre les Ferrari, Ford et Chaparral qui trustent les podiums. Il faut un nouveau moteur, plus gros et plus puissant. Seulement il n’en existe pas chez Renault. Pas plus chez les autres constructeurs Français. En 1967, il s’est produit quelque chose que personne ne pouvait anticiper. La CSI décide de limiter la course à l’armement menée par Ford et Ferrari. La cylindrée maximum en prototype est fixée à 3L.
Gordini y pensait depuis 1966, le feu vert de la régie arrive en 1967.
Ça sera un V8…
Ce V8 de 3L de cylindrée à été développé par Gordini. Il est constitué de deux quatre cylindres accolés à 90°. Seul l’angle des soupapes dans la culasse diffère (60° pour 64°). Présenté au Salon de Paris de la même année, il est pensé comme souvent pour un usage routier, souple et puissant. Il est d’abord monté sur un châssis d’A210 modifié renommé A211.
Il fallait créer une nouvelle voiture. Sans Jean Rédélé qui était souvent absent… Finalement nous l’avons mis devant le fait accompli.
Mauro Bianchi
L’objectif du programme A220 est ni plus ni moins que la victoire à la distance aux 24 Heures du Mans. L’A220 marque la fin d’une époque pour Alpine. Ce sont les derniers prototypes développés en interne avant la main-mise de Renault sur le programme de compétition.
Marcel Hubert dessine la voiture la plus fine possible autour du châssis tubulaire conçu par Richard Bouleau. Les réservoirs d’essence souples sont dans les flancs créant ainsi une cellule de survie. Les tubes du chassis en parti en titane permettent un gain de près de 80 kg vis à vis de l’A211. Cependant les Porche sont plus légères de 120 kg. En 1968, la course sera allongé et les carbus Weber en 46 seront montés pour équiper l’A220. Le V8 est annoncé par Gordini à 310 cv (il ne les atteindra jamais) alors que la concurrence fait 400 cv. Dur…
Le premier exemplaire (châssis 1730) part en essai sur la piste de Ladoux chez Michelin à Clermont-Ferrand. Ces essais montrent les faiblesses de la voiture. Elle est plus lente que la M63 1500. À haute vitesse, la voiture est incontrôlable, le moindre mouvement du volant provoque des embardées. Les ingénieurs pensent d’abord à une mauvaise géométrie des suspensions. Malgré un changement de réglage de chasse ou de déports, aucune amélioration n’apparait.
Impossible de passer les 250 / 260 km/h. A ces vitesses la direction s’allégeait, je n’avais plus aucun rappel dans le volant… J’appréhendais le moment où nous aurions à rouler à 320km/h
Mauro Bianchi
Essais à Monthléry
Mauro Bianchi est toujours au volant du prototype lorsqu’à la sortie de l’anneau de vitesse l’avant de la voiture se soulève, le béton disparait, les nuages sont dans l’axe. A bord d’un Caudron Renault ça serait normal, au volant d’une Alpine ce n’est pas la vue naturelle. Mauro rend un peu les gazs et l’avant reprend contact avec le sol.
J’ai terminé le tour en me posant beaucoup de questions.
Mauro Bianchi
Le Chassis 1730 est amené au Nürburgring pour finaliser les essais. Finalement les ingénieurs se résignent à utiliser les artifices de la concurrence. En effet les lignes des prototypes précédent étaient connus pour leur lignes fluides sans aspérités, les vitesses atteintes et la puissance permettent de faire des concessions sur la finesse pour favoriser la stabilité. À partir de certaines vitesses, le profil en aile d’avion d’une voiture à longue queue, les éléments aérodynamiques sont une nécessité. Si la voiture restait légère au moins elle gardait le cap.
Mauro Bianchi est accompagné d’Henri Grandsire. Des spoilers sont installés à l’avant afin d’éviter le cabrage vécu précédemment. Mauro prend le volant, arrive sur une longue courbe connue pour faire décoller les voitures. Il approche du dos d’âne à 250 km/h, la voiture amorce un décollage, il lève le pied les spoilers jouent leur rôle, la voiture se pose. Après plusieurs tours Grandsire prend le volant, les spoilers sont otés pour comparer les résultats.
Arrivé sur la courbe en question il continue sans lever le pied, la voiture décolle execute un looping mais atterri sur le toit. Après avoir parcouru une centaine de mètres en tournoyant, la voiture s’immobilise dans un champ. Henri Grandsire sort secoué mais indemne.
J’ai l’impression qu’il faudrait faire quelques améliorations sur ce modèle, il ne vole pas parfaitement.
Henri Grandsire
La première sortie officielle est pour les essais du Mans. La 1731 a été fini le matin même.
Les essais ont permis de chronométrer l’A220 à 315 km/h mais pas dans la sérénité. Au moment de passer devant les stands, Mauro Bianchi relâche son attention du compte-tour et regarde dans le rétro : l’arrière de la voiture a disparu. Le capot s’est détaché. Il a juste le temps de ralentir et de rentrer dans le stand sous les yeux angoissés de Jacques Cheinisse nouvellement nommé directeur du service compétition.
En 1968, il y a ce qu’on appelle pudiquement les événements de mai 68. Le pays est à l’arrêt. Les 24 heures du Mans ne peuvent se tenir. Une chance pour les bleus la voiture n’est pas au point.