La Formule 1 pourrait-elle renouer avec le son enivrant des moteurs V10 ?
Depuis plusieurs mois, la question n’est plus purement nostalgique. Elle agite désormais les plus hautes sphères de la discipline, jusqu’à la FIA elle-même.
Et au cœur de ce débat passionné, une écurie porte en héritage la quintessence du V10 : BWT Alpine Formula One Team, descendante directe de Renault F1 et gardienne des hurlements glorieux de Viry-Châtillon.
Retour sur un moteur de légende, ses promesses de renaissance, les freins d’un come-back tonitruant, et les perspectives objectives d’un tel retour.
Une renaissance du V10 est-elle vraiment faisable ?
Au-delà des envolées émotionnelles, la faisabilité d’un retour du V10 en Formule 1 se heurte à des verrous majeurs, que la FIA et les motoristes étudient désormais sous un angle rationnel.

Sur le plan technique et réglementaire, la perspective d’un retour du V10 en compétition implique un bouleversement complet de l’actuelle architecture moteur. Depuis 2014, les moteurs sont des V6 1,6 L turbo hybrides, et la réglementation 2026 prévoit encore une montée en puissance de la composante électrique (jusqu’à 50 % de l’énergie délivrée) ainsi que l’usage exclusif de carburants synthétiques. Revenir à un V10 atmosphérique exigerait non seulement un changement de règlement, mais aussi un abandon des trajectoires techniques actuelles. Un tel revirement nécessiterait un accord unanime des équipes, motoristes et de la FIA – une hypothèse peu probable à moyen terme, même si un retour progressif de l’atmosphérique à moyen terme (2028–2030) est discuté en comité restreint.
Sur le plan environnemental, les contraintes sont tout aussi fortes. Malgré l’utilisation éventuelle de e-fuels durables, un moteur V10 consomme mécaniquement bien plus qu’un V6 hybride : environ 70 % de carburant en plus sur une distance de Grand Prix. Cela aurait des conséquences non négligeables en matière d’approvisionnement énergétique, de logistique et d’empreinte carbone indirecte.

Même si les émissions directes sont théoriquement neutres grâce aux carburants synthétiques, la F1 s’est engagée sur une logique d’efficience énergétique maximale. Revenir à un V10 nécessiterait donc une justification très claire auprès des partenaires, du public et des régulateurs politiques.
Économiquement, les arguments sont plus ambivalents. À première vue, un moteur V10 atmosphérique paraît plus simple, moins coûteux à produire, à entretenir et à développer qu’un groupe propulseur hybride moderne. Moins de composants électroniques, pas de batteries lourdes, une complexité mécanique moindre. Mais cette simplicité apparente ne prend pas en compte l’amortissement colossal des investissements réalisés depuis 2014 par les motoristes actuels.

Revenir au V10 sans compensation financière provoquerait un désengagement possible de certains constructeurs (Mercedes, Honda/Audi, Renault), et ruinerait les efforts en matière de R&D hybride. À l’inverse, certains observateurs estiment que l’introduction d’un moteur simplifié pourrait ouvrir la porte à de nouveaux entrants, comme Cosworth, Gibson ou même des projets « customer engine » à la façon du passé.
Enfin, la compétitivité économique dépendrait aussi de la durabilité des blocs : faudrait-il revenir à un moteur par week-end, ou exiger qu’un V10 tienne six Grands Prix ? Le coût logistique varierait alors radicalement.
BWT Alpine Formula One : entre héritage et stratégie post-Renault
Comment ne pas associer l’ère V10 à la domination tricolore orchestrée par Renault dans les années 90 et 2000 ? Des titres avec Williams (1992–1997), le chef-d’œuvre technologique du RS25 sur la R25 de Fernando Alonso en 2005… Le V10, c’est la signature sonore de la France en F1.
Mais en coulisses, la rupture est déjà en marche. En 2025, Alpine a annoncé son basculement vers un moteur Mercedes à partir de 2026, abandonnant le développement de son propre bloc hybride. Cette décision historique, motivée par le besoin de compétitivité immédiate, entraîne la mise en veille progressive du département moteur de Viry-Châtillon. Une situation qui n’est pas sans rappeler le précédent de 1987, lorsque Renault s’était retiré de la F1 tout en conservant un noyau de compétences actif. À l’époque déjà, une cellule de veille avait été mise en place à Viry pour maintenir le savoir-faire et explorer de nouvelles pistes technologiques.

De 1987 à 1989, cette cellule, composée de près de 90 collaborateurs, avait permis la mise au point confidentielle de plusieurs architectures (V6, V8, V10, V12), en lien avec la Direction des Études de la Régie à Rueil. Le V10 RS1 fut conçu, mis au banc en janvier 1988, et prêt dès octobre pour équiper une Williams lors d’un roulage d’essai avec Riccardo Patrese.

Renault revint officiellement en 1989, avec une avance technologique concrète. Ce succès reposait sur une synergie interne forte, une stabilité des équipes et une volonté claire de retour. Aujourd’hui, le contexte est plus fragmenté. À Viry, une partie des effectifs a quitté l’entreprise depuis l’annonce de l’arrêt moteur. Le maintien d’une cellule active repose sur un effectif réduit, et sur une mission d’exploration plus que de conception pure.
Selon plusieurs sources internes, des études de combustion, d’injection directe multi-points, de cartographie atmosphérique et de compatibilité carburants de synthèse sont encore menées. Des bancs sont également dédiés à des tests acoustiques et à des simulations de rendement sur des moteurs non hybrides. Néanmoins, l’ampleur n’est en rien comparable avec celle de la cellule de veille 1987–89.
Bruno Famin précise :
« Nos ressources ont été redéployées, mais il reste une capacité d’ingénierie, de calcul et de simulation qui nous permettrait de rebondir rapidement si besoin. »
En clair, Alpine conserve une base technique, mais devrait reconstruire un programme complet pour redevenir motoriste. Ce qui n’était qu’une parenthèse active en 1987 est aujourd’hui un véritable carrefour stratégique. Une hypothétique relance d’un moteur V10 propre, soutenu par la FIA et financé par des partenaires industriels, pourrait donner un sens nouveau à la présence d’Alpine en F1.
Et permettre à Viry-Châtillon de faire ce qu’elle a toujours su faire : surprendre le monde de la course.
Ils ont dit
Fernando Alonso (à propos du V10 de la Renault R25)
« Ce son, cette réponse… C’est quelque chose qui nous manque. Nous avons grandi avec ces moteurs. C’est la Formule 1 que nous aimions enfants. »
Sebastian Vettel (après sa démonstration avec une Williams V10)
« C’est fou, tout le monde est sorti des stands pour écouter. Ce bruit rassemble les générations. »
Nikolas Tombazis (FIA)
« Le président [Ben Sulayem] a lancé l’idée d’un V10 propre pour 2028. C’est à l’étude. Rien n’est exclu. »
Lewis Hamilton (Ferrari)
« Je rêve de voitures qui sonnent bien, qui donnent des frissons. Un V10 avec carburant durable ? Pourquoi pas. »
Conclusion : retour du V10 – l’équation reste ouverte, mais la méthode existe
Le retour du moteur V10 en Formule 1 n’est plus une chimère romantique, mais un débat structuré, porté par des considérations techniques, économiques et identitaires. Il suppose un triple alignement :
- Technique, avec un carburant synthétique réellement durable et un niveau d’émissions acceptable ;
- Politique, avec un accord large entre motoristes, équipes et régulateur ;
- Industriel, avec une architecture standardisable, accessible à plus d’un constructeur.
Alpine, avec l’expérience de Viry, possède les gènes d’un retour motoriste si le contexte s’y prête. Mais la configuration actuelle n’a rien d’un copier-coller des années 1987–89 : les ressources humaines ont été partiellement dispersées, et un nouveau projet nécessiterait un cap clair et des moyens dédiés. La F1 est à un tournant.
Si elle souhaite redevenir un spectacle mécanique puissant, émotionnel, sonore, alors elle devra réconcilier son passé glorieux et ses ambitions durables.
Et dans ce compromis entre passion et raison, le V10 moderne pourrait trouver sa voie. Pas comme un retour en arrière, mais comme une projection audacieuse vers un futur où la performance s’exprime aussi dans la beauté du son. Viry-Châtillon l’a déjà prouvé.
Il lui suffirait d’un signal clair pour potentiellement réécrire l’histoire.
Tableau de performance comparée : V10 Renault RS25 (2005) vs V6 hybride Renault E-Tech (2023)
Caractéristique | V10 RS25 (2005) | V6 E-Tech (2023) |
---|---|---|
Puissance max | ~930 ch @ 19 000 tr/min | ~1000 ch (850+150 électrique) |
Régime max | 19 000 tr/min | ~11 000 tr/min |
Couple max estimé | ~380 Nm | ~700 Nm |
Masse bloc moteur | ~95 kg | ≥150 kg (avec ERS) |
Consommation GP | ~180 kg | ~100 kg |
Emissions CO₂/GP | ~530 kg | ~310 kg |
Niveau sonore | ~145 dB (aigu) | ~130 dB (grave) |
Palmarès du V10 Renault en F1 :
Voici un tableau récapitulatif des succès des moteurs V10 Renault en Formule 1, détaillant les titres remportés par les pilotes et les constructeurs équipés de ces moteurs :
Année | Pilote Champion | Écurie (Constructeur) | Moteur Renault V10 | Champion des Constructeurs |
---|---|---|---|---|
1992 | Nigel Mansell | Williams | RS4 | Williams-Renault |
1993 | Alain Prost | Williams | RS5 | Williams-Renault |
1994 | Williams | RS6 | Williams-Renault | |
1995 | Michael Schumacher | Benetton | RS7 | Benetton-Renault |
1996 | Damon Hill | Williams | RS8 | Williams-Renault |
1997 | Jacques Villeneuve | Williams | RS9 | Williams-Renault |
2005 | Fernando Alonso | Renault | RS25 | Renault |
Détails supplémentaires :
- 1992 : Nigel Mansell remporte le championnat des pilotes avec la Williams FW14B équipée du moteur Renault RS4. Williams-Renault décroche également le titre des constructeurs.
- 1993 : Alain Prost s’impose au championnat des pilotes au volant de la Williams FW15C propulsée par le moteur Renault RS5, contribuant au titre des constructeurs pour Williams-Renault.
- 1994 : Bien que le titre des pilotes soit remporté par Michael Schumacher avec Benetton (motorisé par Ford), Williams-Renault, utilisant le moteur RS6, obtient le championnat des constructeurs.
- 1995 : Michael Schumacher et Benetton-Renault dominent les championnats pilotes et constructeurs avec le moteur Renault RS7.
- 1996 : Damon Hill devient champion du monde des pilotes avec Williams-Renault, équipée du moteur RS8, tandis que l’écurie remporte le titre des constructeurs.
- 1997 : Jacques Villeneuve décroche le championnat des pilotes avec Williams-Renault et son moteur RS9, assurant également le titre des constructeurs pour l’écurie.
- 2005 : Fernando Alonso et Renault remportent les championnats pilotes et constructeurs avec la Renault R25 équipée du moteur RS25.
Sources : Stats F1, Renault F1 Team, FIA