Laurent Rossi, nommé CEO d’Alpine Cars le 11 janvier 2021 a pris le temps de répondre aux questions des Alpinistes durant 30 min à l’occasion des 24 Heures du Mans.
Dans cet entretien, nous avons pu faire la connaissance du nouveau patron d’Alpine qui a la lourde responsabilité d’assurer un avenir à la marque, sa profitabilité et son virage à 180° vers l’électrique. L’engagement sportif en Formule 1, en Endurance, en GT et en formule monotype Europa Cup fait partie intégrante de la nouvelle vision de la marque.
Laurent Rossi lève ainsi le voile sur les nouvelles aspirations et ambitions de la marque Dieppoise.
Interview de Laurent Rossi, CEO d’Alpine Cars
Les Alpinistes. Alpine a annoncé avant le Grand-Prix de Hongrie que les ressources seraient basculées sur 2022, au moment où Esteban Ocon gagne. Comment gérez-vous ça en interne ?
Laurent Rossi. Ça fait du bien, ça arrive plus tôt que prévu dans notre tableau de marche. Depuis le début de l’année, nous avons fait énormément de modifications structurelles dans l’équipe à la fois autour d’Esteban mais aussi autour des deux pilotes en changeant la façon dont nous les accompagnons. On construit la performance, les réglages de la voiture, les qualifications. Chaque cellules autour du pilote ont été améliorés et deux cellules communiquent beaucoup plus ensemble avec les ingénieurs Enstone et Viry pour améliorer la performance en permanence.
La victoire à Budapest aussi inattendue soit-elle, nous a prouvé que l’on savait bien construire et gérer une course si on a les possibilités de le faire. Ça fait beaucoup de bien à l’équipe, ça montre que l’on des qualités en place. Si un jour on a le matériel, ce que l’on espère avec la monoplace de 2022, 2023 et 2024, on aura déjà la garantie que l’on sait construire ça proprement.
Ce n’est pas un paradoxe, on change de focus, finalement on a atteint un peu les limites du développement de cette monoplace, qui est une monoplace déjà vieillissante, près de 3 ans que nous faisons évoluer. Elle a atteint ses limites évidentes et maintenant il est plus intéressant pour nous de basculer totalement sur 2022. On atteint une sorte de plateau maximum de performance avec la monoplace.
Les Alpinistes. Avez-vous déjà une idée ou aller vous vous placer en 2022 ?
Laurent Rossi. C’est trop tôt car tout le monde part d’une feuille blanche, on a une équipe qui est « outillée » correctement car nous pensons que nous avons la bonne structure Enstone, la bonne structure à Viry-Châtillon, on est largement en dessous du Cost Cap. C’est quelque chose qui commence à bien fonctionner. On part de zéro, on va arriver avec un design entièrement nouveau, personne ne sait si le design de Haas, de Williams, de l’Alpine ou de Mercedes Aston sera le meilleur.
On présume que certain ont de l’avance, qu’ils ont de bonnes recettes. On a la capacité dans les deux structures et sur la piste de progresser. 2022 va devenir un feu d’artifice d’évolutions au cours des 10-15-20 premiers Grand-Prix. Il va y avoir d’incroyable convergence de design et de sauts de performance. On sait qu’on peut le faire car nous avons les recettes à Enstone, à Viry et en piste pour exploiter la performance.
Les Alpinistes. Vous avez évoqué les différentes synergies entre le WEC, Enstone et Viry, comment cela va s’organiser ?
Laurent Rossi. C’est inédit même si ça n’est pas si surprenant. Je vais revenir à la F1 car il s’agit bien du pilier de la marque pour une bonne raison. Le transfert technologique…
La formule 1 se dirigeant vers une haute hybridation, on se retrouve avec beaucoup plus de similarité qu’il n’y a jamais eu entre les voitures de course et les voitures de route. Un hybride dans une formule 1 est un hybride de très haute volée mais il s’agit du même principe de fonctionnement que l’hybride dans votre Captur ou dans votre Clio.
A tel point que la clé reste le Battery Management System (la gestion de l’énergie). C’est la capacité à ce que la batterie délivre le couple instantané au moment où l’on veut mais qu’elle le délivre tous les tours de manière répétable et pendant X tours (ex : 305 kms en F1), de manière durable. Ça c’est la clé, que l’on soit full électrique ou hybride, il n’y a pas de différences. Cette première clé est valable en F1, elle se transfert en « road-cars », elle sera valable en hybride et en endurance.
Déjà, il y a un pont qui fait que nous, ayant Viry, étant motoriste, on se dit que l’on a quelque chose d’intéressant. C’est ce qui pèse dans le choix.
On pourra l’utiliser en Endurance, on a une expertise, surtout le Groupe Renault, en électrique et éprouvée depuis longtemps. On l’utilise en F1; on va l’utiliser dans les Alpine.
La F1, c’est le 100 mètres aux jeux olympiques, l’endurance c’est le 5.000/10.000 au sommet de la pyramide. C’est intéressant pour nous de se dire que l’on va extraire de l’expérience et en injecter aussi sur la durabilité. On peut imaginer les gens qui parcourent des centaines de milliers de kilomètres à tester les électriques ou des hybrides pour la durée de vie des batteries, pour la gestion de l’énergie. Ça sera utile ici et vice-versa.
Deuxième logique, plus propre à Alpine, les véhicules sportifs, c’est que les coûts des groupes motopropulseurs. Des V6 hybridés, tous les moteurs que vous pouvez imaginer. C’est tellement cher que l’on arrive à un point où ce qui avant été peu envisageable le devient…
Techniquement dans les futures Alpine, il va y avoir des innovations aérodynamiques qui viennent directement de la F1 ce qui permettra de gagner jusqu’à 25 kilomètres d’autonomie. On a beaucoup de technologies à exploiter concernant la réduction de masse d’une catégorie vers l’autre. Tout ceci reste un peu lointain pour un Kangoo ou pour un Captur, mais pour l’Alpine c’est tout à fait envisageable. C’est ça qui nous intéresse, on va pouvoir sur les groupes motopropulseurs, l’aérodynamique et la réduction de masse, utiliser la connaissance commune que l’on va extraire de la haute compétition.
Les ressources F1 vont être mobilisées mais dans une certaine limite, on ne peut pas dépenser plus que la FIA préconisera sur le châssis ou sur le moteur. On se retrouve avec 100 personnes qui vont être utilisées qu’un an. Ces personnes-là pourront aider sur l’Alpine de route et inversement. On va commencer à avoir un circuit vertueux, il y aura un échange de savoir et de compétence. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité avoir qu’une seule bannière, on essaye de maximiser les synergies.
Les Alpinistes. Pourquoi parler de ces synergies Alpine F1 et Endurance si l’on parle de Lotus ?
Laurent Rossi. Lotus à la base a le même ADN.
Nous avons rigoureusement les mêmes principes. Des voitures légères, très performantes sans course à l’armement. Ce qui était une bonne décision car c’est là que tout le monde va se diriger.
Je suis à l’origine un passionné et surtout un motoriste de formation, les gros V6 ça va disparaitre faut se faire à l’évidence. Faire le pari du poids/puissance c’était un bon pari pour la performance de l’Alpine A110. L’automobile c’est moins une passion qu’avant, beaucoup de gens considèrent l’automobile comme un moyen de locomotion.
Les marques comme Lotus et Alpine continuent à véhiculer de la passion, le terrain de jeu est un peu plus étroit. Le volume que l’on peut espérer vendre est un peu plus réduit. Il fait sens pour des gens qui ont le même ADN de collaborer sur des mêmes véhicules pour trouver une meilleure équation économique. Les investissements sont tels que sur les tous petits volumes c’est difficile de rendre les projets viables. Si on ne le faisait pas, il est possible que le projet n’existerait pas.
Les Alpinistes. Ce qui fait peur pour les Alpinistes, c’est ce qui s’est passé avec Caterham. Un partenariat qui n’a pas abouti. Cela peut être un facteur de perte de personnalité, de standardisation. Inquiétant pour l’ADN de la marque Alpine…
Laurent Rossi. Nous avons abordé très tôt cette question avec Lotus.
Heureusement Alpine est une Business Unit à part maintenant. C’est devenu une grosse entité. On a 2500 personnes, une ingénierie très forte qui s’appuie également sur celle du groupe Renault. Globalement même quand on travaille avec un partenaire, on a un principe que l’on a depuis très longtemps, on envoie des délégations du design, produit, ingénieurs pour garder l’ADN de la marque.
Le cahier des charges est hyper strict, ça ne sera pas une Lotus que l’on va vendre mais une Alpine. Elles partageront les mêmes gênes de légèreté et de rapport poids/puissance. Le typage du produit se différenciera avec les équipements et aussi le comportement.
La bonne nouvelle, c’est un peu le pendant de la technologie électrique, elle est beaucoup plus customisable. Aujourd’hui on peut très bien retarder la puissance via le moteur et la batterie, on peut distribuer le couple différencié aux roues. Nous sommes moins prisonniers des choix technologiques qu’avant.
On va pouvoir garder l’ADN qui est le nôtre. Le projet est toujours dans sa phase amont et la plus grosse partie de ce projet-là, c’est de s’assurer que l’ADN d’Alpine reste. On est en train de faire quelque chose qui va être pérenne pour la marque.
Les Alpinistes. En parlant de pérennité. Dans 5 ans, quelle est votre feuille de route ?
Laurent Rossi. Dans 5 ans, Alpine doit être une business unit profitable. C’est important.
Ça n’est plus pour la beauté du geste, c’est viable. On veut que la marque soit pérenne éternellement. On ne veut pas la remettre en cause en permanence. C’est une volonté très forte de Luca de Meo et de moi-même, à la fois quand j’étais au plan stratégique et à la fois aujourd’hui en tant que CEO.
Ça sera durable en dégageant des profits, aujourd’hui nous sommes un centre de coût. On dépense plus que l’on ne génère de revenus car nous n’avons qu’une seule voiture et le sponsoring F1. On veut que les revenus des ventes véhicules et du sponsoring des activités sportives ouvre les investissements. On veut que la marque se donne les moyens d’une indépendance dans le groupe Renault.
Ce que l’on veut, c’est une partie intégrante du plan, c’est porter l’excellence au sein du groupe Renault et même au-delà. Avec Alpine on veut bâtir cette excellence avec nos trois futurs produits, que chacun rencontre le succès. On ne veut pas se retrouver avec un produit qui traîne la patte. On veut que les trois soient « successful« .
Pourquoi ? Parce que les 3 produits couvriront l’intégralité des usages client; « For us, For me et for the weekend« .
Grosso modo, une voiture passion, une voiture urbaine et une voiture un peu plus famille/voyage.
On veut créer une marque dans tous les sens du terme. On veut aussi être excellent sur les théâtres d’opérations sportives, les deux sont primordiaux.
On veut se battre pour les victoires en course et les victoires en Championnat du Monde. La F1 c’est clairement la base, on a comme ambition au bout de 3 ans d’être un compétiteur comparable aux meilleurs et être en position de potentiellement gagner. On a les moyens, on a énormément d’expérience, on a un groupe industriel fort et le Cost Cap doit rendre le niveau de dépense similaire. C’est une grosse ambition, on ne décide pas de gagner mais on va mettre tous les moyens pour le faire.
Je souhaite que l’on soit dans ces conditions-là, il y a de beaux seconds, personne ne contestera à Redbull d’être un compétiteur incroyable à Mercedes. Au minimum j’aimerais être ça.
Et si il y a d’autres aventures, partout où l’on se projettera il faudra gagner.
Les Alpinistes. Comment Alpine va devenir profitable ?
Laurent Rossi. Le premier levier c’est la pénétration d’Alpine sur le marché. Aujourd’hui nous ne vendons pas beaucoup d’Alpine car nous en vendons que dans peu d’endroits. 58 points de vente, ça commence à augmenter, mais ce n’est pas suffisant.
On va passer à 500, c’est un levier dans les 3 ans à venir. On se dit que le terrain de jeu est immense, on a un produit qui est salué par la critique. On le voit, la F1 nous donne une visibilité énorme, les ventes ont été multipliées par des chiffres que l’on verra à la fin de l’année. Ça va dans le bon sens.
Pourquoi ? Parce que le produit est excellent. On se dit maximisons ça.
Aujourd’hui, l’Alpine A110 est majoritairement vendue en France, un peu en Allemagne et aux UK mais pas assez.
Le reste du monde on verra ensuite. On a 11.000 points de vente Renault dans le monde, nous avons largement de quoi s’étendre. L’idée, c’est de manière raisonnée et intelligente aller dans plein de marché où Alpine se vendra assez facilement.
La F1 est un amplificateur, ça donne plus de visibilité et donne plus envie aux gens d’essayer. On le maîtrise un peu moins pour gagner, mais la visibilité est là. Dans 180 pays, 45 à 50 semaines par an, on voit Alpine partout et tout le temps.
L’endurance peut en devenir un aussi, dans d’autres marchés et dans d’autres catégories car se sont pas les mêmes publics. Et le sport auto peut apporter des sponsors. Les valeurs que l’on véhicule, ça n’est pas un vain mot, c’est pour ça que j’ai fait venir les gens de la F1 (aux 24 Heures du Mans), on veut essayer d’être une sorte de famille, une bande de potes qui s’amusent bien qui ne se prennent pas au sérieux mais qui font un boulot très sérieux. C’est un peu l’idée que l’on souhaite véhiculer.
Les sponsors ça leur plait, certain veulent s’associer à ça.
A la fin c’est les trois prochains véhicules qui vont porter l’essentiel des revenus c’est moins visible aujourd’hui mais nous les développons et il ne faut pas se rater. Il faut qu’ils soient beaux et dignes de l’A110 parce qu’ils vont déclencher beaucoup de revenus.
Nous tenons à remercier chaleureusement Laurent Rossi et Alpine Cars pour cet échange passionnant.
Nous verrons bien quand le tournant électrique sera pris, dans quelques années, si c’était trop tôt ou bien senti. En tous les cas, Alpine ne sera pas seul dans cette situation, beaucoup de constructeurs prennent cette voie exclusive.
Mais dans l’immédiat, ou d’ici la fin de l’année, j’attends la V2 de l’A110, avec une boite renforcée et Carplay si j’en crois les vendeurs Alpine qui ont le bon goût de ne pas pratiquer la langue de bois.